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mardi 10 janvier 2017

La Langue Intime

Grand oral kabyle, petit plat latin.

Le kabyle quitte son intimité des chemins qui montent lorsqu’elle se retrouve dans le plat-pays. Pourquoi est-ce la langue kabyle n’a longtemps pas eu d’écriture et les Kabyles ont usé de langues et d’écritures étrangères pour palier à ce manque ? En réalité, il y a une explication toute prête, vous la trouverez à la fin de ce message. Mais d’abord, une épreuve nous attend…


AVANT-PROPOS
On ne le dit pas, on ne le pense peut-être pas assez, mais l’écrivain public est plus qu’un scribe, c’est aussi un traducteur qui fonctionne en mode récepteur-émetteur ! Je vais me livrer à cet exercice pour tenter de saisir la nature du passage de l’oralité à l’écrit, du kabyle au latin (français), et par la même occasion, j’en profite pour rendre hommage au chantre kabyle, Dda Lounis Ait-Menguellet, et essayer de comprendre sa dimension sur une échelle autre que capable, autrement dit à qui est-il comparable dans ce registre bien précis. Bon, le kabyle quitte son intimité en entrant dans le plat pays des écrivains publics, càd le quartier latin.

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LES TROIS MISSIVES
CLIP
Prends ton stylo,
A moi le verbe haut, à toi les belles lettres !
Prépares-en assez de papier,
Je veux vider mon sac.

Je te parlerai en kabyle,
Tu écriras dans la langue qui te convient,
Fais en sorte que chaque destinataire comprenne mon message,
Après tout, c’est ton métier.

Tu les rédigeras comme les lettres doivent l’être,
Des missives qui tu porteras toi-même aux destinataires,
C’est toi qui leur annonceras mes adieux.

Tu diras à ma chère maman,
Que j’implore son pardon,
Moi qui suis parti si loin,
En ce moment même où elle prend connaissance de mon message.

Moi et la vie, ça fait deux !
On ne s’est jamais rencontrés,
Elle se joue de moi comme d’un osselet,
A mon grand désarroi.
Ah si seulement je pouvais lui jouer un tour,
Ah si seulement j’étais courageux pour la quitter,
Pour échapper à son emprise,
Tant j’en ai bavé.

Mais comme le courage nous fait défaut,
La course à la survie nous l’ayant enlevé,
La peur au ventre à la simple idée que ce monde/la vie ne soit, après tout, rien de plus que la mort,
Vivement que je m’en extirpe !
«
Chère mère, le temps de mon exode est venu,
Mon périple vers nulle part,
Mon saut dans l’inconnu.

Tu sauras me comprendre, je sais
Qui saurait prétendre me connaître mieux que toi ?
Moi qui t’ai causée tant de soucis depuis que tu m’as donné la vie.

Né je suis sous la mauvaise étoile,
Et à peine si tu pouvais y remédier,
Tu l’auras compris le jour où tu m’as mis au monde,
Tu ne m’en voudras donc pas.

J’ai grandi dans la privation,
Sous le signe indien,
Qui sèche mes espoirs,
C’est ainsi, c’est la fatalité !

Adulte, je pensais vaincre la poisse,
Mais, mère, ça allait de mal en pire,
J’ai enterré mes espoirs, point final.

Je te laisse en paix et te dis adieu, mère
Cela ne te surprendra point,
Tu sauras déchirer cette lettre une fois lue,
Résigne-toi à m’oublier !
 »

Passons à la lettre destinée à ma fiancée,
Elle qui peut désormais enlever son alliance,
Tu lui rapporteras mon message mot par mot,
Apporte-lui la bonne nouvelle !
«
Cette lettre tu la liras, tu t’en réjouiras,
C’est ton grand jour,
Libre à toi, désormais, de choisir l’élu de ton cœur.

Le jour où ton père m’accorda ta main,
Après avoir forcé la tienne, je le sais,
Ton cœur fut brisé.

Aujourd’hui je t’ai affranchie,
Et t’ai rendu ton cœur tout neuf,
En t’espérant tout le bien du monde sur le chemin de ta vie.

Je ne suis sans doute pas ton homme,
Je fais partie des maudits et ma place est parmi les marginaux,
Moi qui n’ai jamais su être à ta hauteur.

Trouve-toi un garçon de ton rang,
Instruit, toubib ou commissaire,
Ou une lumière,
A ton image.

Cette lettre que tes yeux ont lue,
Tu essuies tes larmes de joie avec,
Puis tu l’écraseras sous ton pied,
En guise de point final de notre rupture consommée.
 »

Le tour est maintenant venu aux amis et à toutes mes connaissances,
Je te parlerai et tu sauras rapporter mes dires à chacun d’eux.
«
Adieu, compagnons de lutte ! Adieu les idéaux !
Nos chemins se séparent ici,
Je reviens sur mon serment qui nous lie,
De peur de ne plus pouvoir promesse tenir.

Vous qui aspirez à rendre le monde meilleur,
Vous qui aspirez que d’entre vous émerge le meilleur des hommes,
Vous qui avez juré de mener à bien votre mission,
Puisse-t-il en être ainsi !
Vous avez juré de vaincre l’injustice,
Et d’enterrer les pratiques douteuses,
Vous portez les espoirs de tout le pays,
Puissent vos efforts aboutir !

J’ai laissé la flamme de mon serment s’éteindre,
Je l’ai étouffée de peur que vous ne l’étrangliez,
Fidélité et amitié à la vie, à la mort, vous avez juré,
Mais ô combien je suis taraudé par le doute de vous voir un jour parjurer :
Peur que vous y renonciez le jour où la réalité, avec ses plaisirs et aléas, vous rattrapera,
Lorsque gagner sa croûte vous fera oublier tout le reste (spirituel),
Et le je jour où vous serez de repus gentilshommes,
Le monde vous paraitra ô combien parfait,
Malheur au bougre qui vous rappellera votre serment d’antan,
A mort ! vous crierez à celui qui viendra bousculer votre nouvelle morale.

Mes paroles vous indignent ? Pardon !
Mais il n’y a que la vérité qui blesse.
Une vérité qui dérange, nous apprend l’histoire,
Mes paroles ne sont qu’une leçon du passé, du déjà-vu :
Au final, chacun devient un papa aux petits soins avec sa progéniture,
Un clerc angoissé par son travail,
Un égoïste avec des amis à la mode,
Pour qui le monde n’est finalement pas si mauvais que ça,
Pour qui les idéaux d’antan ne sont que des lointains souvenirs,
Des idéaux naïfs, une regrettable erreur de jeunesse militante sans (bons) repères.
Mais personne n’est dupe, que cela soit dit : finis les sacrifices !
Personne ne veut aller au charbon pour que d’autres se chauffent les mains !

Voici des exemples pertinents,
Qui prouvent le bien-fondé de mes doutes,
Corrigez-moi si j’ai tort.
Faut-il rappeler notre légendaire jalousie (kabyle) ?
(véritable panier de crabes Kabs !)
Qui fait que si l’un d’entre nous émerge du lot,
Nous le sommes les premiers à vouloir sa disgrâce.

Chaque fois que le meilleur des hommes émerge parmi nous,
On fait comme s’il nous était soudain devenu étranger,
Nous sommes les premiers à le vouer aux gémonies :
On le condamne au bannissement sinon à mort,
Une fois chassé de notre milieu,
Ingrats, nous effaçons sa mémoire,
Et oublions vite que c’est lui qui nous a affranchis et nous a fait franchir des caps…
(Nul n’est prophète en son pays, pas kabyle ça ?)

A contrario, nous accueillons l’étranger comme un innocent, à bras ouverts !
Hospitaliers à cœurs ouverts, on s’empresse de lui inventer des vertus,
Pour le rendre parfait, irréprochable et intouchable parmi nous.
Mais malheur à notre frère de sang une fois déchu :
On ne lui accorde aucun pardon,
On le piétine sans pitié.
Les guerres intestines nous rongent,
Nous aveuglent et nous divisent,
Au point de laisser nos ennemis nous envahir,
Au « noble » prétexte de faire régner la paix entre nous.

Il n’y a pas de mots pour décrire,
Les légendaires guéguerres entre nos clans d’antan,
(NB : les partis politiques de nos jours ont repris ce flambeau)
Combien ont-elles emporté de nos vaillants hommes,
Tombés pour des motifs futiles ?

Tout ce que nos ancêtres ont semé et fait pousser hier,
A traversé les siècles pour nous parvenir,
Nous le récoltons aujourd’hui comme une leçon, une morale :
Nos aïeux n’ont pas vu que le loup était déjà dans leur bergerie,
Trop occupés qu’ils étaient à se chamailler et s’entretuer.

Il serait fatal de retomber dans le même piège que nos ancêtres,
De tourner autour du pot, de refaire les mêmes erreurs,
Erreurs fatales qui nous condamnent à ne jamais avancer.
Les aïeux étaient dans le tort,
Mais une faute avouée est à moitié pardonnée,
Regardons vers l’avenir compte tenu des leçons du passé !

Retenons ce qui nous unit, nobles citoyens !
Notre patrimoine, notre trait d’union : la langue kabyle,
Sortie du sein de la Mère Patrie,
Qui nous a allaitées tous,
Elle prévaut sur toute autre,
Prenons-en soin, il est grand temps !
Jadis cantonnée dans l’oralité,
Aujourd’hui elle a besoin de s’épanouir et de se pérenniser par l’écriture,
Pour allaiter les générations futures…



POST-SCRIPTUM
 

1. La traduction est très modeste, l'essentiel était de saisir ce passage du kab au latin (français). Une fois passée cette épreuve, j’ai saisi combien Dda Lounis a, plus que qui ce soit parmi les nôtres, développé le thème d’Etat et de Pouvoir. Toutes proportions gardées, bien sûr, mais ce que Shakespeare destinait ou soufflait à ces rois au travers de ses pièces, est d’une certaine façon fait par Dda Lounis pour ses congénères et concitoyens.
 

2. Alors pourquoi la langue kabyle s’est-elle contentée de l’oralité sans jamais oser adopter les écritures ? En fait, c’est très simple : passer de l’oralité au langage écrit revient, en langage moderne, à passer du 3D au 2D. Autrement dit, l’écriture est par définition PLATE, y compris le Latin. Adrar (mont) en kab/berbère serait le parfait Oral. La différence ? L’oral suppose une réponse comme l’écho d’une montagne, l’écriture sur support (ex.papier) ne répond pas, du moins pas sur-le-champ, c’est un support muet, plat, du 2D. C’est un sujet que je développerai séparément dans un prochain billet, mais il est quasi établir que l’Ecriture rime avec la Plaine, le Plat, la Table (de l’écrivain public) ou tablette du scribe d’antan, ou le parchemin, papyrus et papier servant de support à l’écriture. Le quartier latin est aussi un quartier plat, et l’écrivain public ou « nègre » devrait être un pied-plat. Il n’y qu’à retrouver les notions « plates » dans notre lexique kab pour les faire coïncider avec les noms de langues écrites ou des écritures (grec, phénicien, latin, masri-arabe, etc.). 

A prochainement !